27 janvier 2006

Ouverture de la troisième symphonie

Venise, le 25 janvier 2006

Je suis arrivé à Venise en bus entouré de touristes belges, des couples pour la plupart, venant chercher dans la ville quelques journées romantiques - petite escapade dans la Sérénissime avant un retour à la grisaille du quotidien. J’eus droit à des commentaires fort intéressants de mon voisin sur le château de Jules César à Trévise, ou encore force ricanements devant la villa bolognese, des plus pittoresques. Derrière moi, un couple de flamands préféraient regarder un match de football sur leur iPod tandis que devant moi, un trentenaire carolo décrivait ses frasques libertines à sa nouvelle conquête dont les molaires étaient tellement noires que j’étais prêt à les voir tomber à chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Arrivé sur la Piazzale Roma, je me débarrassai vite de mes compatriotes et de ma grosse valise et m’engouffrai dans la première ruelle venue, qui débouchait sur le canale grande.
Venise avait occupé toute mon imagination des jours précédents et je n’arrivais plus à me figurer à quoi pouvait ressembler la ville. Mon esprit regorgeait d’images fantasmagoriques peuplées d’individus masqués, de canaux impurs et de vieilles sorcières secouant leur linge poussiéreux du haut de leur balcon branlant. Je voyais aussi danser les églises et les ponts, voleter des pigeons démoniaques et j’entendais les chiens errants hululer. Mais la réalité fut toute autre.
Un doux soleil faisait refléter ses rayons sur le grand canal que je voyais tourner et se perdre entre ses deux files de palais dentelés. La ville baignait dans une lumière opaque qui tout de suite parût m’inviter au rêve et à la contemplation. Ce que j’avais sous les yeux dépassait largement tout ce que j’avais pu imaginer. Le choc que provoque un spectacle pareil n’est pas descriptible. Une telle harmonie de l’architecture, du ciel, de l’eau, de l’air, du calme, une pareille majesté, une telle perfection dépasse l’entendement humain. C’est ce que je pensais alors que je repris ma route hagard, bouche bée, ivre et désorienté.
J’ai passé des heures à errer sans but dans le dédale de San Polo, mon sac sur le dos. Je ne sais plus à quoi je pensais, j’ai du oublier le temps. J’avais déjà oublié Louvain-la-Neuve, Tournai, le matin-même à Charleroi. Je ne savais où j’allais, ni pourquoi j’étais là, d’où je venais. Je marchais mécaniquement de l’obscurité d’une venelle à la lumière d’une place, passais dix fois dans la même traboule sans m’en rendre compte, avant de me retrouver par hasard devant le palais Ca’Foscari, siège de mon université.
J’étais tout con dans les couloirs avec mes sacs, j’ai monté les grandes volées d’escaliers en marbre, le regard dans le vide. Et pouf par hasard je suis tombé sur le bureau des relations internationales. Je frappe, j’entre, et dix personnes me regardent. Je me rappelle alors que je ne parle pas un mot d’italien, je me rappelle alors que je suis de Belgique, étudiant en échange Erasmus, de l’Université Catholique de Louvain, que je dois parler à une certaine Manuela Spagnol, je baragouine quelques mots de franglais, la bouche raidie de n’avoir parlé depuis des heures, et une jeune femme me tend la main disant qu’elle m’attendait.
La femme avec laquelle je communiquais avait une fenêtre donnant sur le grand canal et sur un horizon de toits oranges et de clochers d’églises, une fenêtre de dix mètres de haut et de vingt mètres de large, avec des vitraux au-dessus et un balcon en pierre. Manuela Spagnol fut aussi gentille que ses e-mails et un quart d’heure plus tard j’étais officiellement inscrit, j’avais ma carte d’étudiant, mon noma et mot de passe internet.
J’ai continué à errer tout l’après-midi, sans regarder la carte, trop heureux d’avoir déjà accompli quelque chose dans cette ville si étrange. C’est comme ça que je débouchai par hasard sur la place Saint-Marc par l’arrière des Procuratie, alors que je pensais être à l’autre extrémité de la ville. Quand on ne s’y attend pas, c’est quelque chose ! La place Saint-Marc est certainement le seul souvenir précis que j’avais de Venise, c’était un peu le symbole de mon aventure, l’endroit où je devais aller pour me dire : « voilà, je suis à Venise ». Il était seize heures vingt, et dans une envolée de pigeons, j’entrais sur la place.
Le reste de ma journée, je le passai à chercher une auberge et à arracher toutes les annonces d’appartements disséminés à travers la ville. Le soir dans la chambre, exténué, je fis à peine connaissance avec mes congénères du Brésil, du Mexique, du Japon et de Corée du Sud. J’allai fumer une cigarette sur le pont en pensant au Canada, aux maisons en bois et aux rivières, aux arbres rouges et aux stations essences rouillées.
Venise, le 26 janvier 2006
La plupart des appartements vantés sur les annonces se trouvaient à Mestre ou Marghera, sur la terre ferme, loin des fastes de la vieille cité. Or il me paraissait inimaginable de devoir vivre en dehors de Venise, de devoir prendre le train chaque matin, de quitter cet hors du temps si agréable. Je n’avais en fait trouvé qu’une seule chambre dans la ville même, qui soit à moins de 300 euros et qui soit une camera singola et pas doppia. J’appelai donc Francesca le lendemain matin et décrochai un vague rendez-vous sur le campo San Margherita vers 13h, devant le « caffè rosso », pour un entretien avec les colocataires.
J’ai regardé dans le Routard où se trouvait le campo San Margherita et j’ai vu qu’il s’agissait du centre nerveux de la vie étudiante vénitienne. Cette place du centre de Dorsoduro, dominée par la chiesa di Santa Maria Assunta o dei Carmini est un authentique lieu de vie non-touristique au cœur de la ville . Je m’en rendis assez vite compte en m’y dirigeant sur le coup de midi. Un bruyant marché s’y tenait et des ouvriers à ma gauche se disputaient pour une histoire obscure de tuyaux et de vannes. Les maisons colorées, sans être exceptionnelles, m’attiraient beaucoup.
Francesca arriva à 13h15 et m’invita à boire un spritz - spécialité vénitienne venue de l’Autriche consistant à diluer le vin dans l’eau et de rajouter une liqueur. Filippo et Roberto, les deux autres colocataires de l’appartement nous rejoignirent immédiatement. Filippo, le plus petit, avait les cheveux très noirs et des lunettes carrées. Roberto, un peu plus épais, le profil grec et la barbe naissante. Nous fîmes connaissance et partîmes vers la fameuse chambre.
Deux ou trois mètres carrés, voilà ce qu’ils offraient pour 250 euros par mois. Mais quels mètres carrés ! A peine plus grande que la chambre de mon ex-collègue Sergueï, la « cage of love » a fenêtre sur canal, se trouve en plein centre étudiant, est située à deux cent mètres des Zattere et du canal de la Giudecca, à deux cent mètres du pont de l’Accademia, à deux cents mètres de l’ancien palais de Lord Byron, etc. Deux ou trois mètres dans un palais authentique non restauré. Deux ou trois mètres, oui, mais pour dormir. Il me reste tout un appartement, salon, cuisine, salle de bain, cour intérieure + pelouse, et bureau !
Mais à ce moment, je n’ai pas la chambre. J’apprends que 15 personnes l’ont déjà visitée depuis la veille, et qu’il en reste encore 2 après moi. Néanmoins, je commence à sympathiser, notamment avec Filippo, brillant intellectuel de 28 ans – il en paraît 16, ayant une licence en langues, parlant anglais et français, et travaillant comme groom nocturne dans un hôtel d’une île de la lagune. Je suis invité à manger avec eux, et après une bonne heure de palabres divers, je me vois assuré d’avoir la chambre.
Le soir, je reçois un message de confirmation, la chambre est à moi, je n’ai plus qu’à venir m’installer le lendemain matin. J’ai du mal à réaliser, je rentre dans l’auberge, emmène mes roommates de l’Ohio et de république tchèque boire à ma santé dans un café d’homosexuels près du ghetto juif de Canareggio. Je marche dans la nuit, ivre et libre, je suis à Venise, pour six mois, je suis à Venise depuis un peu plus de 24 heures et je suis déjà installé.

4 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Excellent - on y est , on rêve - mais caractères un peu petits pour les plus de cinquante ans. Photos fort petites aussi.

vendredi, 22 septembre, 2006  
Anonymous Anonyme said...

Je me sens très proche de votre vision de Venise. Merveilleuses photos et textes très intéressants. J'ai rajouté deux liens « Leonard Eliot » et « Leonard Eliot à Venise » sur mon blog dans « sites littéraires et artistiques ». Merci du compliment pour Char.
Bien cordialement.

samedi, 16 juin, 2007  
Anonymous Anonyme said...

Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

vendredi, 05 mars, 2010  
Anonymous Anonyme said...

Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

samedi, 06 mars, 2010  

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