14 février 2006

She walks in beauty, like the Night...

Venise, le 14 Février 2006

Cher tous,

Cela faisait 16 jours que je n’avais plus vu la moindre voiture, même à l’arrêt. Cela doit être rare dans la vie d’un homme de passer plus de deux semaines sans voir une voiture. Je ne m’en était presque pas rendu compte, et m’étais habitué au silence, au calme des ruelles vénitiennes. Aujourd’hui, je suis retourné sur la Piazzale Roma, seul lieu motorisé de Venise situé au nord-est de la ville, siège de la gare ferroviaire et routière. Je devais acheter mon abonnement de vaporetto. À peine arrivé, je fus à deux doigts de me faire ratatiner par un bus, qui partit dans un concert de klaxons. Acheter mon abonnement fut une véritable guerre, je devais crier mon mauvais italien, derrière la vitre du guichet, pour me faire comprendre par une vieille sorcière antipathique, dans un petit hall surchauffé rempli de monde. Je me suis enfui après 20 minutes, j’ai couru à toute vitesse vers le calme du campo le plus proche, près d’un petit canal tranquille, sans voiture, sans groupe de touriste, sans fonctionnaire aigri.

J’avais repris contact avec la réalité, avec la vie de tous les jours, dans ce qu’elle a de plus laid et de plus trivial. Dois-je donc, malgré tout ce que je vis, me dire que je ne suis pas dans le monde, mais dans une petite île hors du temps et de la réalité ? Qu’est-ce que Venise, que signifie cette ville qui semble à la fois si majestueuse et si lessivée d’avoir trop vécue, vit-elle encore ? Est-il encore possible d’aimer Venise ?


Si Venise est un mythe, il s’agit sans doute du mythe le plus fatigué de l’imaginaire du voyageur. Cliché. Venise est stéréotype jusqu’à l’écœurement, lagune sirupeuse adorée et haïe. C’est le lieu-commun absolu, fini, somme de places, de tableaux, de bâtiments épuisés, devenu tout entier reflet d’une attente convenue. On vient à Venise pour voir, toucher, nommer des lieux qui font partie de l’imaginaire public, et se donner l’impression qu’on en découvre les secrets. On y reste jamais plus de deux jours, parce qu’il reste Florence et Rome à visiter et seulement cinq jours avant de rentrer chez soi. On a lu et vu la mort à Venise, on connaît les frasques de Casanova dans le palais des Doges, on a les quatre saisons de Vivaldi dans les oreilles. On y vient en couple parce que Venise est romantique, on vient y contempler les siècles, on s’y repose, la vie s’est arrêtée.Venise est-elle est une vraie ville ou un musée ? Est-ce une vraie ville devenue fausse avec le temps, où est l’authenticité ? On cherche alors les calli délaissées, les bars sans lustre, les culs-de-sac sombres. On se prend pour Corto Maltese quand on observe de la jetée les mouettes danser dans le ciel et disparaître dans les ruelles.

Je ne suis pas un touriste à Venise, j’y vis, j’y travaille, je m’en imprègne. Je ne peux en dire qu’une chose jusqu’à présent : Venise est figée, Venise n’est pas dans le siècle, elle est de tous les siècles, elle a traversé, consumé l’Histoire. Venise a vécu, a grandi, a brillé, a décliné. Mais je ne sais pas s’il est encore question de déclin actuellement, elle semble ne plus appartenir à l’Histoire. Achevée, dans tous les sens du terme, Venise est inutile. Plus rien n’a de sens. Les cloches qui résonnent à toutes les heures ne le font plus pour nous, les palais ont perdus leur fonction, l’or et les trésors sont devenus vains.

Cela peut paraître très prétentieux d’étiqueter ainsi une telle ville, multiple, insaisissable, mêlée, insondable, que je découvre à peine, mais c’est la seule voie trouvée pour me l’approprier, pour réussire à y vivre. Venise est vieille, inutile, Venise est attachante.

Parce que Venise est belle, incroyablement belle. On ne peut que s’incliner, quand on la voit, devant tant de beauté, de majesté. Une beauté qui dépasse l’entendement humain, qui ne peut être humaine, une lumière aveuglante, désarmante. Malgré sa vieillesse, son isolement du reste du monde, son image caricaturale, Venise rayonne, resplendit, renverse le cœur.Je n’admire pas Venise avec l’esprit, mais avec le cœur, les sens, toute la personne. Je me sens prêt à être heureux, je me dis que la vie est belle et bonne. Je n’ai qu’à ouvrir les yeux le matin, pas besoin de réfléchir, de me remuer, je suis comme le bourgeois-bohème du 19e siècle, couché dans sa gondole, je me laisse aller tout entier, esprit et corps. Je me lève, je sors, je vois onduler sur la large nappe du canal les formes rosées ou blanchâtres des palais endormis dans la fraîcheur et le silence de l’aube, j’oublie tout, mes études, mes projets, moi-même ; je regarde, je savoure, comme si je planais au-dessus des choses, affranchi de la vie, dans la lumière et dans l’azur. Tout cela ne peut se décrire, il y a trop de formes, je ne peux que démêler une pensée générale bien sèche, comme un cliché-souvenir de touriste. Venise est fantaisie, riche et multiple, diversité et contraste, harmonie.

Il y a des lieux que j’aime particulièrement, comme le quai des Zattere, à deux minutes de chez moi. J’y avais abouti lors de mon premier jour dans la ville, errant perdu, ma maison sur le dos, et j’y était resté une heure, bercé par les flots du canal et la douceur de la brise, réchauffé par les rayons d’un soleil impensable, rouge comme la braise. Le canal de la Giudecca, c’est déjà la mer, je porte mes yeux sur la mer, je ne veux plus voir rien d’autre que la mer, je pense à Canaletto, à Carpaccio, mais la lumière est réelle, les tons verdâtres, bleuis, l’eau est cristal mouvant. Derrière moi se dressent les riches palais du Zattere. Ils sortent de l’eau, on voit le flot entrer par les canaux, vaciller le long des quais, ruisseler entre les maisons, border les églises. De l’autre côté, on voit les façades ouvrières et colorées de la Giudecca, le moulin Stucky ceint d’échafaudages, prêt à être transformé en hôtel Hilton.


J’y vais tous les jours, je me promène sur la jetée, je m’assieds sur un banc, pas besoin de lecture, la mer est un livre ouvert, chaque jour différent, toujours juste, toujours au bon moment, l’eau passe, pleure, chante, les vaporetti embarquent les navetteurs, le vent se lève, la nuit vient. Le soleil se couche dans un spectacle éblouissant, chaque jour différent. Aujourd’hui le soleil était indescriptible, comme dessiné au marqueur fluorescent dans le ciel vert, cercle aux contours parfaits, irréel, il est descendu dans l’eau par derrière la Giudecca, s’est noyé dans l’eau blafarde, d’un gris jaunâtre et d’un vert violacé. Tout alors devient inquiétant, les mouettes tournoient, la mer clapote infinie, indistincte, le vent pleure et se tord dans le ciel qui s’éteint. La lune apparaît, par intermittence elle ruisselle sur le flot trouble. Je rentre chez moi, j’entend la mer sans plus la voir, sans rien déceler dans ce vaste désert de formes flottantes, les lumières publiques s’allument, la lumière revient, je retourne à mes palais de marbre, mes églises de marbre, qui raient les ténèbres de leurs aiguilles et de leurs dentelles, je déambule dans des ruelles suspectes, la brume s’est levée, pas une figure, pas un bruit, des fenêtres qui grincent et le vent qui pleure, je passe un pont, un bateau passe, des bateliers crient, l’horizon s’agrandit, je vois les palais endormis dans la brume, je débouche sur une place, je m’arrête et écoute le silence, personne, les statues veillent, je m’enfonce à nouveau parmi les formes inconnues.


Le dimanche matin, il est impossible de ne pas se réveiller avant 9h du matin. Les nonante clochers de la cité se mettent à carillonner à tout vent. C’est à celle qui fera le plus de bruit et attirera le plus de fidèles. J’ai été voir du côté des carmes, sur le campo. L’église immense accueille majoritairement de vieux couples bourgeois en fourrures et chapeaux. Il y a quelques jeunes, une petite chorale accompagnée à la guitare et le sacristain de service. Le prêtre, un grand barbu aux yeux sévères, est accompagné d’un diacre boiteux et d’un enfant de chœur minuscule aux longs cheveux.

Le décor démentiel de l’église contraste totalement avec la petitesse de la liturgie. Au milieu des statues dorées et des fresques baroques démesurées s’élève la mélodie niaise de la chorale accompagnée à la guitare, tandis que le prêtre barbu, le Saint-Livre tendu vers le ciel, s’avance majestueusement vers l’autel. Les commères des premiers rangs continuent de parler, les bourgeois croulants toussotent, la chorale s’égosille en vain, un enfant pleure, une exaltée récite frénétiquement ses ave maria. Bref, un dimanche comme les autres pour l’Eglise catholique du vingt-et-unième siècle. Je ne sais pas pourquoi, j’aurais voulu l’orgue à la place de la guitare, le latin au lieu de l’italien, des vêpres de Monteverdi au lieu de ce pseudo-Bocelli catho.

Après la messe, j’ai fait le tour de l’église, belle mais guère entretenue, sombre et très chargée de babioles insensées. Il y a tout de même certaines choses qui vous rappellent que vous êtes à Venise et pas ailleurs, comme ce tableau de Tintoret représentant Jésus au temple ou ce Véronèse se trouvant au dessus du baptistère, entre autres merveilles éparpillées dans l’église. Je dis éparpillé car entre ces chefs d’œuvres se trouvent des portraits de Jean-Paul II, de Jean XXIII et de l’indécrottable Padre Pio, entourés de cierges, de pièces de monnaies et de billets de remerciement.

Ainsi va la vie vénitienne. On est constamment entouré de merveilles, on entre dans les plus beaux palais pour acheter son journal, on contemple les plus beaux paysages en mangeant son sandwich, on traverse des merveilles de pont pour aller travailler. Chaque porche franchi est une aventure, chaque façade pèse de ses années et de son histoire, et pourtant la vie est bel et bien là. Les ouvriers chantent, les commerçants crient, les ménagères se disputent de balcon à balcon. Le cordonnier, le serrurier, métiers en voie de disparition dans nos contrées, ont chacun leur petit atelier poussiéreux et encombré donnant sur la rue. Les jeunes se réunissent au coin des rues pour fumer une cigarette, adossés à des murs vieux de milliers d’histoires.

Près du Campo San Margherita, la vie suit son cours malgré le décor, malgré les touristes. Il n’y a pas ici d’échoppes de souvenirs remplis de masques en plâtre et de verroteries de Murano. Il n’y a pas de guide déguisé en baroqueux à perruque ou de marchand de grains pour pigeons. Il n’y a pas d’africain plein de cartes-postales ni de taxi-bateau à 45 euros la course. Et si un couple en short et sac-banane se trouve dans les environs, c’est qu’il s’est perdu, et ils laissent leurs nez enfoncés dans leur Routard à la recherche du pont de l’Accademia.


Il y a beaucoup de vieux à Dorsoduro. Il paraît que la moyenne d’âge de la ville avoisine les 55 ans, et pourtant mon quartier compte beaucoup d’étudiants. Les bourgeois vénitiens sont habillés de fourrures, ont des chapeaux excentriques, et parlent non pas italien mais vénitien – marque de distinction. Ils sont souvent assis sur les bancs du campo San-Margherita, et regarde le temps passer. C’est certainement la dernière génération à avoir connu une Venise non touristique (de masse), ils vivent dans leur palais en ruine. J’ai une voisine, une vieille veuve de plus de quatre-vingt ans qui ne sort jamais de chez elle. Elle vit à l’étage d’un palais, et descend ses poubelles par la fenêtre avec une corde.Il y a aussi beaucoup d’ouvriers, de marins à Dorsoduro. Ils parlent, ils parlent tout seuls. Ils ne s’arrêtent jamais de marcher, de parler. Parfois ils s’arrêtent quand même, sur un banc, et se mettent à crier, à chanter.

Venise est pour moi aussi la découverte de l’expérience Erasmus. Certes, je ne suis pas à Barcelone ni même à Louvain-la-Neuve, je ne suis pas dans une résidence universitaire, mais je ne peux passer à côté de ce bain international assez étrange que représentent touristes et étudiants étrangers de Venise. J’ai ainsi depuis mon arrivée fait connaissance avec une Finlandaise souriante, un Tchèque affable, une Grecque nerveuse, trois Catalanes bruyantes, trois Portugaises taiseuses et un Portugais qui transpire ses hormones, deux Français très français, une Bavaroise hystérique. Il est frappant et intéressant de voir à quel point nous sommes pareils et différents. Physiquement, on peut deviner d’où nous venons en un coup d’œil – à part moi qui passe alternativement pour un anglais, un hollandais ou un français, personne ne connaît la Belgique. Nous partageons un même culture occidentale mais sommes fort marqués par nos différences locales. Nous parlons français, espagnol, anglais et italien, de plus en plus. Toutes ces langues se mélangent, s’intervertissent, nous passons de l’une à l’autre dans une même phrase, car nous n’en maîtrisons jamais aucune simultanément.

J’ai découvert à quel point l’anglais – comme langue internationale ; ce n’est la langue d’aucun d’entre nous, peut être vide, papier peint. J’ai passé des nuits entières à échanger des banalités déconcertantes avec un enthousiasme fou. Rien de ce qui se dit en anglais n’a d’importance, et tout semble fait pour qu’il ne soit pas permis d’approfondir le débat. Tous les mots se valent, c’est au nombre de superlatifs utilisés que l’on marque l’importance d’une chose. Parler en anglais est un échappatoire quand on a rien à dire, et un merveilleux moyen de s’entendre avec tout le monde. Impossible de n’être pas d’accord lorsqu’on parle en anglais, tout est simplifié à l’extrême.


Certains Erasmus sont très contents d’être là, d’autres aimeraient être ailleurs – mais où sont les jeunes, les fêtes et les soirées latino ?, d’autres s’en fichent pas mal – il faut penser à s’inscrire aux cours et écrire/téléphoner/smsser à son amoureux. Je fréquente surtout ceux qui sont heureux d’être là (mais c’est merveilleux), qui se promènent, qui changent leurs habitudes, qui renaissent un peu – ou rajeunissent ? – au contact de Venise. J’ai passé de très bonnes « soirées-kot » arrosées de spritz – LA boisson locale, vin coupée à l’eau et au Campari – et de mauvaise bière. J’ai découvert de chouettes baccari, des belles tavernes, vu de chaleureuses soirées universitaires. La vie étudiante est donc bien présente à Venise, en plus calme, en plus décalé. Comme partout, il y a des choses, des gens, des endroits à découvrir, et d’autres à fuir.

Tant de choses à dire encore, à montrer, à sentir. De peur de me répéter, d’agacer, d’être trop long, je m’arrête là pour le moment. Tant d’observation à faire encore, tant de découvertes à partager, tant de doutes à confier. Merci à tous pour vos lettres, pour vos nouvelles, je n’ai malheureusement pas le temps actuellement de vous répondre individuellement, et je m’en excuse. Ça viendra.

Guillaume.