Pour toute beauté
Jamais je ne me perdrai
Mais pour un je ne sais quoi
Qui s’atteint par aventure
- Santa Giovanni della Croce.
Cher tous,
Dans un pays où le temps n’existe pas, où les horaires ne sont là que pour calculer le retard que l’on prend, le printemps aura fait exception à la règle. Il est tombé sur la cité des doges le 20 mars et ne semble plus vouloir la quitter. L’air, toujours aussi humide, s’est grandement réchauffé et le soleil tape maintenant assez fort pour que je me répande en t-shirt le long des quais et sur les terrasses. L’eau est montée, quelques égouts refoulent et quelques rues ont déjà été inondées. Mon brave canal est même venu caresser les murs de mon Pallazetto Tito, sans dégâts et pour quelques heures d’une chaude soirée seulement.
Alors Venise, après deux mois ? Ce présent mail sera assurément moins exalté que le précédent, la surprise des premières semaines ayant fait place à une vie quotidienne non moins intéressante, mais plus empreint d’une réflexion sur la ville qui ne cesse de m’habiter. Réflexion qui, évidemment, s’avère extrêmement acide et négative. Mon exagération légendaire est ici à prendre à la rigolade, rien n’est sérieux, et franchement, je me paie du bon temps.
Ah ! Quelle aurait été mon expérience si au lieu de Venise, j’avais choisi comme destination Salamanque, Hambourg, Galway ou même – ou surtout Naples ? Toute autre assurément. Le choix de la « ville-Erasmus », si hasardeux, bâti sur deux ou trois idées – affinités vagues, semble pouvoir influencer grandement toute la vie future.
J’ai tellement de choses à vous dire, je ne sais comment commencer. Partons d’un exemple, en bon dissertateur :
Le samedi à 16h, je me rends à l’église Santa Maria della Salute, avec sa coupole magnifique, sur la pointe de Dorsoduro, pour écouter les vêpres d’orgues qui y sont données. Au programme de la semaine dernière, le Stabat Mater de Pergolèse. Il faut imaginer l’endroit, dans une chapelle « baroque-glacial » haute de dizaines de mètres, avec des statues prêtes à basculer dans le vide, d’où l’on ne peut voir l’orgue. Commence à flotter la douce musique, elle s’emballe, tonne, pleure, se déchire… Tu parles ! dans cette ambiance du tonnerre passent les touristes, mitrailleuses à la main, ils discutent – non, ils crient parce que la musique va trop fort, lisent leur guide à voix haute, applaudissent dès qu’ils croient que c’est fini. Ce n’est pas un bordel mais un foutoir intégral, entre les ignorants pressés et les exaltés de l’art, qui n’en finissent de décortiquer l’autel dont tu essaies encore péniblement de t’imprégner.
Ceci pourrait être un tableau de ce qu’est Venise aujourd’hui. Encore une fois, je vais tenter d’expliquer – et de m’expliquer ce qui se passe ici, ce que c’est que cette drôle de ville.
Venise n’est pas une simple ville-musée. Les palais du Grand Canal ne sont pas sous vitrine, on peut les toucher à défaut d’y vivre. On n’y voit personne à la fenêtre, aucune trace d’activité domestique, mais ils sont bien réels, au moins aussi réels que leur reflet dans l’eau. C’est à dire qu’ils ont une existence matérielle, mais qu’ils pourraient très bien être en carton. Venise n’est pas une ville-musée mais un théâtre, pas une ville mais la représentation d’une ville. On joue à y vivre – ou pour les touristes à découvrir.
Plus que Venise, c’est toute la lagune qui marque la séparation entre le monde et la pièce de théâtre. L’arrivée à Venise par le bien nommé pont de la liberté reliant Mestre à la lagune est comme un passage de l’autre côté du miroir. Avez-vous vu Mestre, ses raffineries, grues et hangars, cheminées polluantes ? C’est comme s’il on avait voulu enlaidir la terre ferme pour mieux souligner l’abîme séparant le cercle enchanté de la sordide réalité.
Du fait de ce « passage » obligatoire pour accéder à Venise, l’improvisation est absente, on n’arrive jamais à Venise par hasard. Une fois débarqué sur la Piazzale Roma, les rôles sont écrits, les itinéraires fléchés. La fête est programmée, répétée. Tout le monde a son rôle, pour faire bien dans le décor : le touriste est plus touriste que nulle part ailleurs, les amoureux en rajoutent toujours plus, les âmes poétiques jouent aux dandys dégoûtés. Tout le monde cabotine pour « faire Venise ». Et les Vénitiens veillent au grain, à leur gagne-pain, le spectacle doit continuer.
La semaine dernière, pour la première fois depuis plus de deux mois, je suis sorti de Venise pour visiter Padoue. En grand romantique, j’y suis allé par le chemin des poètes, celui qui longe le canal de la Brenta reliant les deux villes. Quelle horreur ! D’accord il y a les villas, les vieux restes de ce que j’ai pu lire décrit par Byron ou Taine. Mais il faut beaucoup d’imagination pour tenter de reconstituer ce que fut cette route avant le déluge industriel, usines, terrains vagues, HLM, petites maisons dégueulasses et supermarchés agressifs. Mais au bout du chemin, Padoue est belle, grande ville calme aux longues avenues et au centre ensoleillée.
Une église de Padoue m’a bouleversée, celle de San Antiono. Célèbre pour son hôte particulièrement bon, elle accueille de nombreux pèlerinages toute l’année. Je n’ai jamais vu une telle ferveur. L’église, aux composantes assez éclectiques, et résumant à elle-seule cinq siècles d’histoire de l’art, est un véritable supermarché de la religion. Une femme en transe récite des chapelets au micro, les fidèles sont couchés entre les rangées, les béquilles, ex-votos et photos, mots de remerciements jonchent le sol des autels, recouvrent les statues. La mâchoire de Saint Antoine est exposée au public qui fait la queue pour se recueillir. Dans chaque petite chapelle sombre se trouve un prêtre qui confesse les pèlerins, les bénit, les encense. Il y a même des néons clignotants digne de Las Vegas à l’entrée de certaines chapelles, et les images pieuses se vendent presque dans le chœur. J’ai cru défaillir plusieurs fois, mais je dois l’avouer, j’étais heureux comme un enfant. J’ai beaucoup aimé la foule idolâtre qui se signe à tout bout de champ, allume des cierges, parle aux statues. A San Antonio, le lieu est vivant. L’église, splendide, les statues, certaines de véritables chefs-d’œuvre, tout cela sert à la religion, au recueillement, aussi superstitieux soit-il. Et je veux bien croire aux miracles dans un pareil lieu !
Venise, en revanche – d’où mon étonnement à Padoue, est spirituellement désaffectée, morte à toute magie. La « Perle d’Occident » n’est plus un lieu de culte mais de culture. Il y a des église mais point de religion. Loin des clichés de la religion animiste, de l’Italie pieuse et superstitieuse, Venise fait dans l’animation culturelle, comme si toutes ses merveilles n’avaient été fabriquées que pour faire beau. Dans la ville de l’art, il n’y a pas de foi. L’image sacrée est devenue œuvre d’art, les églises des musées. Et alors tout est tapage, le baroque, le rococo, les angelots, les dentelles de marbre. Tout pour l’épate. Personne n’en attend plus rien, la foi est partie. Les églises sont des machines à sous qui font même payer la contemplation du tableau à la minute ; la pièce dans la machine et la lumière s’allume.
L’art semble avoir remplacé la religion, l’art est la religion de Venise. Mêmes clichés, même dévotion ; il faut voir la pose des esthètes, leur façon de s’exclamer, leur recours aux références, leurs œillères, leur aveuglement de convaincus.
Mais Venise est plus qu’une ville d’art. Venise est l’art fait ville, presque trop parfaite, plus que rare, unique, originale. Venir à Venise, c’est se laver du sale, prendre une cure de beauté, telle qu’instituée.
Dois-je le préciser, je vis ici une relation très enrichissante d’amour-haine avec la ville. Me considère-je comme un être aussi unique que la ville, complice, confident, contemplateur d’exception ? Ou au contraire suis-je en train de devenir iconoclaste, rebelle ? Point de juste milieu comme à mon habitude. Passons d’un extrême à l’autre. Actuellement, je suis plutôt électrique.
Parfois je voudrais sortir et taguer les palais, renverser les gondoles, défoncer les boutiques de souvenirs. Engager des casseurs pour réchauffer les rues, faire peur aux passants. Je voudrais parfois que l’eau monte et inonde la ville, emporte les églises, les statues, que l’orage fasse tomber les campaniles. Je voudrais enlever les panneaux de direction, obstruer quelques ruelles. Comprenez-moi. Qu’il est dur de vivre perpétuellement dans ces demis-teintes viscontiennes, ces ambiances réchauffées de fin de siècle, cette fausse décadence touristiquement entretenue. Venise manque de crasse, son côté ville idéale figée, sans initiative, sans improvisation, me court sur les nerfs.
Tout s’offre directement à nos yeux, il suffit de suivre le tapis rouge gentiment déroulé pour nous. Le risque n’existe pas à Venise. On peut se perdre, certes, et entre mille joliesses encore, mais sans courir le moindre risque. Juste parfois, à la pleine lune, une petite inquiétude bien polie : « oh quel brouillard terrifiant ! », mais ce n’est que du théâtre.
Si j’avais pu au moins mérité Venise. Mais vivre à Venise ne fut pas non plus conquis de haute lutte, pas vraiment désiré comme un cadeau rare longuement convoité. Ce fut presque un hasard, pour ainsi dire. Rassurez-vous, je suis très content d’être ici, dans « la cité de marbre et d’or rehaussée de jaspe et pavée d’émeraudes », au milieu des « hommes majestueux et terribles comme la mer, portant leur armure aux reflets de bronze sous le pli de leur manteau sanglant » - J. Ruskin.
John Ruskin est un grand esthète anglais du XIXème siècle qui a consacré la moitié de sa vie à Venise et a enthousiasmé toute l’Europe de son époque. Proust notamment est venu à Venise, après des mois de préparation et une lecture intensive de Ruskin, qu’il a traduit. J’essaie de m’imaginer son émotion lorsqu’il est entré dans la ville en 1900, après l’avoir si longtemps rêvée.
Venise, tout le monde y sera toujours allé avant moi, tout le monde a vu ce que je vois. A quoi cela sert-il même d’y réfléchir quand tant de livres déjà sont parus sur le sujet ? Je ne peux visiter le moindre campiello sans qu’un poète ne l’ait déjà écrit, un peintre reproduit. Venise était déjà un souvenir pour moi avant que j’y pénètre. Il faut pour la voir se défaire de tout cet héritage, éviter les gestes conditionnés, les clichés qui nous empêchent de voir tel bâtiment, telle place, tel canal sans en avoir une réminiscence littéraire ou picturale. Impossible ! Ce qui fait de Venise une ville d’où l’enchantement ne peut s’atteindre sincèrement, naturellement, mais d’une manière détournée, étudiée ou subie.
Bon, rejoignons maintenant l’autre extrême : la communion avec la ville. Tout ce que j’écris plus haut est très beau, mais vous savez comme je suis, je joue le jeu comme il se doit. Je dois le confesser, Venise est particulièrement douce avec moi, elle contente la plupart de mes prédispositions. En quel autre lieu sur terre, parmi ceux qu’il m’est advenu de voir, l’artifice atteint-il ces vertiges de naturel, répand-t-il ce sentiment de plénitude, ni perfectible ni augmentable, comme la mer ou une forêt ? C’est cela que je voulais trouver en arrivant ici.
Il est des lieux avec lesquels on sent quelque affinité, où l’on croit comprendre certaines choses. Des villes qui nous hantent, nous ouvrent les yeux et parfois nous récompensent. Venise est de celles-là. Hyppolite Taine a écrit : « Tout est beau ; je suppose qu’il y a des sympathies de tempérament, j’en trouve une ici ; donnez-moi une grande forêt au bord d’un fleuve ou bien Venise ».
Mais la sympathie de tempérament que j’ai la prétention de trouver moi-aussi avec Venise est dangereuse. L’égarement n’est jamais loin, l’illusion, comme chez ces personnes dont les similitudes nous renvoient, tel un miroir, notre propre image. A Venise, j’ai tout le loisir de me regarder.
Qu’il est bon de s’écouter déambuler dans les calle, voir son ombre s’allonger sous les lampadaires et s’attendrir un peu sur soi. Bien sûr que je le fais. Venise est d’ailleurs la ville parfaite pour les narcissiques. L’eau est partout pour se mirer, l’imaginaire qui enveloppe la ville est pleine de cette poésie pour solitaires, de cette douce mélancolie. Cette ville à nulle autre pareille où l’on vient contempler les siècles couché dans sa gondole, se couper de la violence du monde, de l’agression du quotidien, est le lieu parfait pour la méditation, pour les bilans personnels, pour les pauses avant les grands plongeons. Mais attention, car la douce mélancolie mène facilement à la paresse. Surtout, ne pas s’endormir ou s’éterniser, il faudra repartir à temps.
Car on se coupe bel et bien du monde. C’est une maison de retraite. C’est la ville des grands désabusés, des vaincus, la ville idéale pour se cacher, fuir ou abandonner ses responsabilités. Personne n’est jamais venu changer le monde à Venise, rien ne changera ici, tout est fini, parfait, il n’y a plus qu’à errer. Et à ce titre, Venise n’est pas une ville de penseurs mais de pensifs. Comme le dit bien Régis Debray dans son drôle de manifeste contre la ville, on vient à Venise « comme si, ne pouvant changer le monde, on changeait de monde ».
Une ville sans risque, un plateau de cinéma, l’artifice, tout cela ramollit sacrément. Rien à voir avec l’image vivante que l’on peut parfois avoir de l’Italie. Rien ne pourra jamais advenir à Venise, aucun geste inconsidéré, tout est bien trop poli. On peut évidemment déprimer à Venise, mais on ne se suicide pas.
Je dois malheureusement avouer que mon penchant pour le cynisme à tout le loisir de s’épanouir ici. Rien ne m’importe plus du dehors ; j’aime jouer à cache-cache dans les petites ruelles vénitiennes. Et vous qui me connaissez savez à quel point cela peut me plaire.
Toutes ces divagations ennuyeuses que vous vous êtes forcés à lire, j’ai le plaisir de le dire, sont sans valeur. Encore un point de vue désabusé, volontairement négatif, insupportablement défaitiste, que l’on pourrait transposer à tous les lieux que je parcoure. Souvenez-vous de Louvain-la-Neuve (ou pas). Rares sont les personnes ici qui partagent mon point de vue. Certains ont trouvés leur paradis à Venise.
Ces considérations ne vous disent pas grand chose non plus de mon quotidien épatant, mes découvertes inénarrables, mes anecdotes tordues. Essayons d’être concret et concis, des qualités qui sont loin d’être miennes.
Je voudrais d’abord vous parler de la venue de Marie-Eve en mars ; quinze jours dans un autre monde à réveiller le rêve un peu engourdi, à communier, à imaginer la vie comme ça. C’était très beau. Nous avons fait ensemble une visite quasi-exhaustive de la lagune, Venise et les îles. Des îles de Venise, il faut surtout aller voir Burano, village de pêcheurs plus ou moins épargné par le tourisme, île de toutes les couleurs (les habitants repeignent leur petite maison chaque année en rose, violet, vert ou bleu vif), qui offre un calme paradisiaque. Il y a aussi San Lazzaro degli Armini, petite île longeant le Lido où se trouve un couvent d’Arméniens d’une richesse incroyable. Enfin, le Lido et ses plages, la mer immense, les promenades sur la digue et les hôtels de luxe. Nous avons également visités quelques musées dont la collection d’art moderne de Peggy Guggenheim et la Ca’Pesaro, musée d’art des 19e et 20e siècles riche en tableaux belges.
Être à l’université en Italie, j’avais beau être prévenu, c’est une expérience assez déconcertante. Les cours commencent généralement avec 30 minutes de retard, mais on arrive de toute façon quand on le désire, même 10 minutes avant la fin. Les cours se donnent ou ne se donnent pas, un tel livre doit être lu ou pas, l’examen change de date toutes les semaines, les travaux et présentations orales sont distribuées arbitrairement entre les étudiants.
Pour les examens, il est encore temps de s’inscrire au cours 2 jours auparavant. J’en ai un lundi, Storia del Jazz, et je suis numéro 30. Le professeur fait paraît-il l’appel, et les étudiants poireautent de 8h30 à 18h en attendant d’être pointés du doigt arbitrairement. J’ai un ami, ça va faire deux mois, c’est-à-dire 7 semaines, qu’il attend pour passer son examen. Ils sont plus de 150 dans le cours, et le prof vient parfois, et parfois non. Et pas question de faire un horaire de passage, ce serait bien trop compliqué.
D’ailleurs il n’y a aucune logique dans les calendriers. Nous sommes censés être en vacances, mais mon examen tombe lundi prochain et j’ai un autre cours où le prof à décidé de continuer. Mes autres examens tomberont probablement en mai, sans aucune autre précision pour le moment.
Je fréquente aussi un cours sur l’île de San Servolo, à l’International University of Venice. C’est un cas à part : petite île fortifiée perdue au milieu de la lagune, San Servolo est le seul endroit de Venise où la langue officielle est l’anglais. D’ailleurs on y fait tout à l’américaine, du règlement d’ordre intérieur aux soirées dansantes. Mon cours de « Nationalism and Ethnicity », donné par un nationaliste israélien, est certainement un des plus intéressants qu’il m’est été donné de suivre, pour le contenu et la manière dont il est abordé.
Le temps, les centres de convergences différents auront opéré un tri intéressant dans mes fréquentations. Je me suis presque débarrassé de toutes mes fastidieuses « rencontres-Erasmus » et de tous ces personnages obscurs qui croient être en communion avec toi parce qu’ils ont le même statut officiel. Mon cercle d’amis s’est élargi, il est toujours plus divers, et entre rencontres absurdes et nuits délirantes, j’ai l’occasion de m’enrichir à tous les niveaux.
Des Erasmus du début, je ne suis resté en contact qu’avec les deux Catalanes, Anna et Maggie, la Finlandaise Sanna et le Party-people portugais Riccardo. Ainsi évidemment que l’incroyable Giorgio que je mets sur un autre pied, professeur de la vie et buveur de premier ordre, musicologue éclectique et baroudeur aguerri. Cet ancien ingénieur français, plusieurs fois exilé, profite de sa retraite pour étudier sa passion de toujours : la musique. Trompettiste dans plusieurs formations be-bop, Giorgio écoute avec le même plaisir Purcell et les Beach Boys, Scott Joplin et Pierre Schaeffer. C’est aussi avec Giorgio que j’épanouis mon immense passion pour Leonard Cohen, entre Jeanne d’Arc et Sharon Robinson, quand la musique n’a plus d’importance. Toute proportion gardée, c’est de sagesse que je me nourris chez Leonard Cohen et Giorgio, cette simplicité retrouvée au bout d’une vie absurde et tourmentée.
J’ai fait de nombreuses autres rencontres, comme l’Albanais Aniel, architecte et « party-animal » ; Massimo, sicilien reniant ses origines et cultivant l’art de l’Allemand ; le groupe des Anversois, bons ambassadeurs de l’humour à la flamande, dont le leader, Thomas, est une véritable star à Venise. Moustache de Dalì et bouc à la Don Quichotte, il se fait appeler El Diablo, à l’espagnole, mais parle italien avec un accent flamoutche pas crédible. Tant d’autres personnages encore, comme cet austrio-turc parano, Emre, anti-américain de vocation et ne parlant absolument aucune langue ; Charly, le vendeur à la sauvette Sénégalais pouvant te procurer jusqu’à tes meubles Ikea pour « pas-cher »,
Des étrangers surtout, comme vous pouvez le voir. Reste mon appartement, trois vénitiens très sympathiques mais aux occupations réduites, dormant jusque midi, défoncés la plupart du temps. Et les connaissances de cours, avec qui j’ai des discussions de cours.
Les soirées vénitiennes sont loin d’être chaudes. Couvres-feu à 2h du matin, on ne trouve après que quelques bars obscurs et discothèques ragoûtantes, dont tout le monde se plaint mais où tout le monde va, puisque ce sont les seuls endroits ouverts. L’université à ses soirées le jeudi, et mon quartier compte les plus chouettes cafés, où l’ombra se boit debout au comptoir et le spritz en terrasse.
Les mardis du jazz ont remplacés les très vagues lundis de la guitare néo-louvanistes. Il s’agit de vrais musiciens et de vraie musique, Charles Mingus, Duke Ellington, Jerry Roll Morton, les plus grands musiciens ont chacun droit à une soirée d’hommage. Quelques jam sessions sont aussi organisées à la Giudecca, avec un succès approximatif.
Le mieux est encore d’organiser la fête chez soi, comme partout, et puis de sortir dans la nuit déserte, tourner en vaporetto entre les palais endormis, découvrir des quartiers abandonnés.
Mon italien se porte de mieux en mieux, ma compréhension à l’audition et à la lecture sont maintenant du même niveau que celles de l’anglais. Le vocabulaire reste la chose la plus handicapante pour s’exprimer de manière nuancée, mais je suis à présent capable d’approfondir mes conversations à un niveau intéressant. Le premier test sera mon examen de lundi, que j’ai décidé de passer en italien - je pouvais le faire en anglais. Je vous donnerai des nouvelles.
En guise de conclusion (les plus malins et les moins intéressés auront déjà sauté jusqu’ici), je me doit de récapituler la situation et d’offrir quelques perspectives d’avenir, pour la ville et pour ma triste personne, ayant disserté sur les deux sujets.
Venise n’a aucun mérite, belle et inutile, elle occupe ses vieux jours à nourrir les perdants de rêves illusoires. Un peu pute, elle porte les dentelles de la séduction et fait payer ses services à haut tarif. Emballée dans du cellophane comme une relique d’un monde perdu, assainie jusqu’à l’os, Venise vit son relifting pour touriste en jeune dynamique exemplaire, de la place Saint-Marc à San Moise, du Harry’s bar au Florian, du Rialto à l’infâme Murano et ses magasins de verreries. Théâtre pour cons, paradis pour précieux, maison de retraite pour milliardaires, Venise est la seule ville capable de faire passer pour artificiel un millénaire d’histoire.
Fuir le monde à Venise ? Finalement, non. Non, on ne le voit que trop, qui siège aux portes de feu la Sérénissime. Et elle se laisse envahir, laver, épurer, pour s’ériger en archétype de ce que pourrait devenir les villes d’histoire de notre vieille Europe, un parc d’attraction pour nostalgiques, une station d’épuration pour connards, des bains thermaux pour repentis.
Moi je me marre, ne me sentant pas assez concerné pour pleurer, et avant de tourner complètement nihiliste, je prends Venise en contre-exemple. Sortant toujours plus de ma peau de gamin, sans perdre mes rêves, je suis moins tenté et prends un peu le temps. Fragile cependant, timide encore trop, je ne suis toujours pas prêt à l’action. Mais je sors plus, j’affronte ma nostalgie maladive, et le monde quand je le dois.
Rien à faire, au fond de moi, je rêve de rivière, de forêt et de nouveau monde.
Bon, je vous laisse, je suis en Erasmus après tout, pour découvrir la « culture de l’autre », pour m’enrichir par la diversité, et comme disait l’autre, Sangria = Fiesta !
Guillaume.